
Avant qu’il ne reste plus rien à défendre, il faut ouvrir les yeux sur ce qui tient encore debout. À force de scruter le passé pour tenter de récupérer ce que nous avons perdu, nous risquons d’ignorer ce qui nous reste. Concentrer toute l’énergie nationale sur la reconquête des zones tombées aux mains des groupes armés, tout en délaissant celles qui résistent encore, est une erreur stratégique — peut-être fatale.
Il subsiste à Port-au-Prince quelques bastions de relative tranquillité : une partie de Pétion-Ville, certains quartiers de Turgeau, de Canapé-Vert, les hauteurs de Delmas. Là, la vie persiste, souvent en équilibre précaire, mais elle tient bon. Les écoles fonctionnent toujours, les marchés s’animent, les familles osent parfois sortir après la tombée de la nuit. Mais pour combien de temps encore ?
Mirebalais a cédé. Kenscoff est tombée dans l’instabilité. Ces pertes n’ont pas été soudaines : elles ont été précédées d’alertes, de signaux ignorés, de failles béantes laissées sans réponse. Et voilà que le scénario menace de se répéter.
Préserver ce qui tient encore est aussi crucial que reconquérir ce qui est perdu. Car chaque territoire qui tombe, c’est un exode de plus, une vague de déplacés supplémentaires, une pression accrue sur une capitale déjà à bout de souffle. Et plus l’espace sous contrôle rétrécit, plus la marge de manœuvre des autorités se réduit.
Il est temps de changer de paradigme. Sécuriser Pétion-Ville aujourd’hui, c’est éviter de devoir la reprendre demain dans un bain de sang. Renforcer Turgeau, Bourdon, c’est protéger le siège de la présidence, les représentations diplomatiques. Garantir la paix à Canapé-Vert, c’est préserver un tissu social encore vivant.
Protéger les territoires qui tiennent encore, c’est faire preuve de lucidité. C’est choisir l’anticipation plutôt que la résignation. Car dans cette guerre contre le chaos, chaque kilomètre carré préservé est une victoire à défendre coûte que coûte.
Ne pas le faire, c’est accepter de voir Port-au-Prince sombrer, morceau après morceau, dans un abîme d’où rien ne pourra plus être sauvé.
D.D