
Ouanaminthe et Jacmel vibrent au rythme du carnaval, tandis que l’Ouest et l’Artibonite pleurent leurs morts. Haïti oscille entre fête et tragédie : d’un côté, les chars, les masques et les costumes ; de l’autre, les balles perdues, les corps sans nom et l’exil forcé.
Le carnaval, symbole de joie et de célébration, flotte cette année dans un air pesant d’hypocrisie. À Jacmel, sous le thème « Jacmel Debout », la Police nationale d’Haïti (PNH) a déployé des unités pour assurer la sécurité des festivaliers.
Mais où étaient ces forces lorsque les habitants de Delmas 30, Carrefour-Feuilles ou Tabarre 27 fuyaient sous la menace des armes ? Où étaient ces blindés et ces effectifs renforcés quand des familles, à bout de souffle, abandonnaient leurs maisons ?
Pendant que l’État orchestre la fête dans certaines villes, 12 971 personnes supplémentaires ont été déplacées à Port-au-Prince en seulement 11 jours, entre la mi-février et la fin du mois. Elles viennent s’ajouter au million de déplacés déjà recensés, errant, démunies, dans des centres de fortune ou chez des proches eux-mêmes à bout de ressources.
Les chiffres sont effrayants, mais ils ne semblent pas suffire à infléchir la trajectoire des autorités, plus promptes à financer des parades qu’à restaurer la sécurité nationale.
À l’occasion du Carnaval des enfants, la mairie de Port-au-Prince a offert, le 27 février, une journée récréative à des enfants déplacés au parc Lakay Fun World. Prévue pour 800 enfants, l’initiative a finalement rassemblé plus de 2 500 participants, selon plusieurs médias.
L’agent intérimaire Youry Chevry en a profité pour inviter la population à nettoyer la ville pendant les trois jours gras. Quelle ironie ! Nettoyer les rues de confettis alors qu’elles sont tachées de sang. Restaurer l’ordre visuel alors que l’ordre social s’effondre.
Les autorités justifieront sans doute l’organisation du carnaval par le besoin d’apporter une bulle d’oxygène à un peuple asphyxié par la misère et la peur. Mais quel cynisme ! Quel mépris que d’offrir des festivités alors que les hôpitaux croulent sous le poids des blessés par balles, que des enfants voient leurs parents exécutés et que des communes entières sont livrées aux gangs comme des offrandes sacrificielles !
Il est indécent qu’un pays fonctionne ainsi, où le rire des uns couvre les cris des autres. Inacceptable que, pendant que des festivaliers dansent à Jacmel, un enfant de 11 ans soit tué d’une balle perdue. Intolérable que des chars défilent au rythme des tambours pendant que des blindés de la PNH partent en flammes sous les moqueries des criminels.
Haïti ne devrait pas être à la fois une scène de carnaval et un champ de guerre. Il est grand temps que nos dirigeants arrêtent de nous divertir pour mieux nous faire oublier l’essentiel.
La population haïtienne n’a pas besoin de masques ni de confettis. Elle a besoin d’un État. Un État qui protège, qui combat les gangs avec la même ferveur qu’il prépare les festivités.
D.D